abeilles Phéromones : la
ruche sous influence chimique
Yves Miserey [30
novembre 2004]
L'organisation d'une ruche est régulée par un petit nombre de molécules
biochimiques que l'on appelle les phéromones modificatrices. Deux de ces
phéromones ont déjà été caractérisées et synthétisées. La phéromone des
glandes mandibulaires de la reine (PGMR) qui inhibe le développement
ovarien des abeilles adultes et les confine dans leur rôle d'ouvrières au
service de leur mère unique ; et la phéromone du couvain (PC) produite par
les larves qui stimule l'activité des nourrices. Une troisième de ces
phéromones vient d'être découverte par une équipe
américano-franco-canadienne (1). Il s'agit d'une phéromone produite par
les butineuses, les individus les plus âgés de la colonie. Elle aurait
pour effet de gouverner la sortie des nourrices hors de la ruche, pouvant
hâter ou retarder le moment où elles commencent à butiner.
Plusieurs expériences ont montré que ces régulateurs chimiques
tout-puissants conditionnaient sur le long terme le développement neuronal
et physiologique des abeilles. Ils orientent l'activité de chaque individu
et assurent une bonne répartition des tâches, en parfaite adéquation avec
les besoins de la colonie. Produites par les abeilles à différents stades
de leur développement, les phéromones modificatrices sont échangées avec
la nourriture ou par contact. Leur action est beaucoup plus durable que
celles des phéromones incitatrices qui agissent ponctuellement sur le
comportement et peuvent par exemple entraîner les abeilles à piquer un
intrus.
Cette découverte a fait l'objet d'une thèse qu'Isabelle Leoncini a
préparée durant plusieurs années sous la houlette d'Yves Le Conte au sein
du laboratoire de biologie et protection de l'abeille à l'Inra (2)
d'Avignon. Un travail cofinancé par l'Inra, l'université de l'Illinois
(Etats-Unis) et les instituts américains de la santé (NIH).
Les biologistes de l'abeille étaient sur la piste de cette
phéromone depuis plusieurs années. En effet, des expériences en
laboratoire ont montré que les nourrices qui butinent ordinairement à
l'âge de trois semaines peuvent commencer beaucoup plus tôt (dès l'âge de
cinq jours) ou beaucoup plus tard (un mois et demi). Les analyses et les
tests réalisés à Avignon et de l'autre côté de l'Atlantique ont montré que
cette flexibilité était due à l'oléate d'éthyle (OE). Cette molécule se
trouvant en abondance dans le jabot des butineuses et les pelotes de
pollen rapportées à la ruche aurait un effet inhibiteur sur le
développement des nourrices.
«Attention, avertit Yves Le Conte, cela ne veut pas dire
que les butineuses manipulent volontairement leurs cadettes. On est en
présence d'un système autogéré qui marche par effet de seuil.» Ce sont
les variations de la quantité globale d'oléate d'éthyle produite par les
butineuses (on ne sait pas encore par quelle glande) qui constituent le
signal. En cas de disparition d'un gros contingent de butineuses, par
exemple, l'effet inhibiteur de la phéromone est diminué. Les nourrices
prennent alors leur envol prématurément et vont chercher nectar et pollen.
Cette découverte met le doigt sur l'extraordinaire autorégulation
des sociétés d'abeilles, mais aussi sur leur extrême vulnérabilité. En
effet, on est en droit de penser que, en perturbant le réseau de
communication à l'intérieur de la ruche, certains insecticides
neurotoxiques peuvent mettre en danger leur survie. C'est d'ailleurs cet
argument que les apiculteurs français ont fait valoir pour demander
l'interdiction des semences de Gaucho et de Régent. Le problème dans cette
affaire vient toutefois du fait que l'affaiblissement des colonies
d'abeilles touche l'ensemble du continent européen, même les pays où les
insecticides incriminés par les Français ne sont pas utilisés.
«L'image que l'on se faisait des phéromones chez les insectes
sociaux est en train de changer. La source et le récepteur peuvent être
multiples», analyse Yves Le Conte. Les biologistes se sont aperçus en
effet que l'oléate d'éthyle était aussi produit par la reine en grosse
quantité. Un vrai casse-tête.
(1) Pnas (comptes rendus de l'académie américaine des sciences),
30 novembre 2004. (2) Institut national de la recherche agronomique.
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